Percer les mystères de la supraconductivité (et des phases quantiques de la matière)

Les matériaux quantiques, tels que les supraconducteurs, ont le potentiel de transformer la société et de révolutionner des domaines comme ceux de l'énergie, des transports ou de l'information. Pour percer les mystères de la supraconductivité et rivaliser avec les meilleurs laboratoires mondiaux, Gaël Grissonnanche, enseignant-chercheur au Laboratoire des solides irradiés*, met en place à l’École polytechnique une équipe dédiée. Avec le soutien de la Fondation, celle-ci mènera notamment des expériences de pointe pour étudier les supraconducteurs dans des conditions extrêmes, et ambitionne de développer une nouvelle approche expérimentale.
Percer les mystères de la supraconductivité (et des phases quantiques de la matière) Gaël Grissonnanche
23 avr. 2024
Projet

Les matériaux supraconducteurs ont de quoi faire rêver. Par leur capacité à exclure les champs magnétiques en leur sein – l’effet Meissner – ils rendent possibles des expériences fascinantes de lévitation. D’autre part, ils conduisent l’électricité sans perte. Ainsi, la ville allemande d’Essen abrite depuis 2014 un câble supraconducteur d’un kilomètre de long pour acheminer l’électricité plus efficacement. Le déploiement à plus grande échelle pourrait radicalement transformer la distribution électrique et booster la transition énergétique, entre autres applications possibles. Problème : pour exhiber ces propriétés prometteuses, les supraconducteurs requièrent des températures très basses, coûteuses et logistiquement ardues.

Pourquoi la supraconductivité ne se produit-elle pas à température ambiante ? On entre ici dans le domaine de la recherche fondamentale, nécessaire en amont de toute rupture technologique. Car la supraconductivité a plusieurs facettes. Sa facette « conventionnelle » fut découverte expérimentalement en 1911 dans des métaux comme le mercure, le plomb ou encore l’aluminium et a été expliquée dans les années 1950 par la théorie BCS (du nom des physiciens Bardeen, Cooper et Schrieffer). Elle se manifeste à des températures très basses, proches du zéro absolu (-273,15°C). Mais en 1987, une petite révolution a mis le domaine en ébullition : la découverte de supraconducteurs à plus haute température. Appelés cuprates car composés d’oxydes de cuivre, ces matériaux exhibent ces fameuses propriétés à des températures atteignables grâce à l’azote liquide (-196°C environ), et non plus l’hélium liquide. D’autres familles « non-conventionnelles » ont été découvertes depuis, sans pour autant être utilisables à température et pression ambiantes.

« Le Graal serait de comprendre la supraconductivité non-conventionnelle car elle n’est pas expliquée par la théorie BCS. Une fois qu'on l’aura comprise, on sera capable de mieux concevoir de nouveaux matériaux pour obtenir potentiellement des supraconducteurs à température ambiante », explique Gaël Grissonnanche. Qu’elle soit conventionnelle ou non, la supraconductivité apparaît lorsque les électrons forment des paires dans les matériaux. Pris isolément, un électron ne peut pas se trouver dans le même état qu’un autre électron. Mais au cœur d’un matériau supraconducteur, une paire d’électrons peut se former sous l’influence des atomes qui vibrent à l’unisson, et cette paire peut avoir un comportement plus grégaire. « Dans les matériaux supraconducteurs, l’ensemble des paires d’électrons forment ce qu’on appelle un condensat, doté d’un comportement collectif qui résiste aux perturbations et qui, entre autres, conduit le courant sans perte »

La force d’appariement qui unit deux électrons est comprise dans la théorie BCS. Mais pour les cuprates, elle reste hermétique aux tentatives d’explications des chercheurs depuis 1987. La difficulté ? Réussir à calculer et à prédire le comportement collectif des électrons. Chaque électron est en effet influencé par tous les autres électrons présents. Dans les métaux classiques, il est valable de considérer cette influence comme un seul effet « en moyenne », comme un arrière-plan de charges qui interagit avec l’électron. Mais cette approximation est impossible à faire dans les cuprates. Les scientifiques se retrouvent à devoir prendre en compte une multitude d’interactions pour chaque électron, un exemple du « problème à N corps » si difficile à résoudre en physique, dont le Centre de physique théorique (CPHT**) à l’École polytechnique regroupe des théoriciens de renommée mondiale travaillant sur ces questions. Cette particularité s’illustre par la supraconductivité à haute température, mais aussi par bien d’autres comportements étranges observés expérimentalement, portant les noms exotiques de « phase pseudogap » ou « métal étrange ». Ce sont des phénomènes nouveaux dits « émergents » de comportements collectifs entre particules, ce qui constitue le plein potentiel de la physique moderne. Ils peuvent être étudiés en laboratoire, où les chercheurs peuvent notamment faire varier le nombre d’électrons dans le matériau, ce qui permet d’observer ces différentes phases quantiques de la matière. « La raison pour laquelle j’aime ce domaine, c’est qu’il est poussé par l’expérience », affirme Gaël Grissonnanche. « Contrairement à d’autres domaines, mon rôle d’expérimentateur n’est pas juste de vérifier les prédictions des théoriciens. Au contraire, on fait des découvertes, qui poussent ensuite les théoriciens à essayer de les expliquer ».  Grâce à des collaborations étroites avec des théoriciens, le chercheur a pu développer une expertise unique de ce sujet. 

Sa spécialité : la mesure de l’effet Hall thermique, qu’il a mis au point lors de son doctorat. Dans cet effet, une petite différence de température apparaît lorsque l’on fait circuler de la chaleur dans un matériau sous champ magnétique. Comme ce sont les électrons qui transportent la chaleur dans les métaux, c’est un moyen de sonder ces particules qui sont au cœur des mécanismes à élucider. Cette technique très pointue, qui nécessite des conditions extrêmes (très basse température et très fort champ magnétique) a déjà ouvert une nouvelle porte. Elle sera encore poussée plus loin dans le nouveau laboratoire. Peut-être conduira-t-elle à la compréhension des mystères de la supraconductivité.

 

*LSI : Laboratoire des solides irradiés, une unité mixte de recherche CEA, CNRS, École polytechnique, Institut Polytechnique de Paris, 91120 Palaiseau, France

** CPHT : une unité mixte de recherche CNRS, École polytechnique, Institut Polytechnique de Paris, 91120 Palaiseau, France

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