Où est passée l’antimatière ? L’éclairage prometteur des neutrinos

15.04.20
Recherche
Si nous vivons dans un monde de matière, c’est parce que celle-ci a très vite pris le dessus sur l’antimatière, alors qu’elles ont toutes deux été créées en quantités parfaitement égales par le Big Bang, aux premiers instants de notre Univers. De forts indices d'une différence de comportement des neutrinos et des antineutrinos, les particules d’antimatière qui leur sont associées, sont rapportés le 16 avril 2020 dans Nature, dont ils font la couverture. Ils offrent une piste prometteuse pour expliquer l’asymétrie entre matière et antimatière. Ces observations de l'expérience T2K menée au Japon et à laquelle sont associés trois laboratoires français du CNRS, de l’École polytechnique - Institut polytechnique de Paris, de Sorbonne Université et du CEA, pourraient nous aider à expliquer cette mystérieuse disparition.

Comme observé dans leurs expériences, les physiciens sont convaincus depuis longtemps que matière et antimatière furent créées en quantités parfaitement égales à la naissance de l'Univers. Lorsqu’elles interagissent, les particules de matière et d’antimatière s'annihilent, ce qui aurait dû finalement laisser un Univers vide, rempli seulement d’énergie. Or, comme nous pouvons le constater en regardant autour de nous, la matière a finalement pris le pas sur l’antimatière. Pour expliquer ce déséquilibre, les physiciens cherchent des asymétries dans le comportement des particules de matière et d'antimatière, asymétries qu’ils nomment violations de symétrie CP1.

Depuis plusieurs décennies, les scientifiques ont détecté des défauts de symétrie entre les quarks (des constituants des atomes) et leurs antiparticules. Cependant, l’amplitude de cette violation n’est pas assez grande pour expliquer la disparition de l’antimatière dans l’Univers. Une autre piste semble prometteuse : une asymétrie entre les comportements des neutrinos et des antineutrinos pourrait constituer une grande part de la réponse. C’est ce que recherche l’expérience T2K2, qui se déroule au Japon et à laquelle collaborent en France le Laboratoire Leprince-Ringuet (CNRS/École polytechnique – Institut polytechnique de Paris), le Laboratoire de physique nucléaire et des hautes énergies (CNRS/Sorbonne Université) et l’Institut de recherche sur les lois fondamentales de l'Univers du CEA.

Les neutrinos sont des particules élémentaires extrêmement légères. Elles traversent tous les matériaux, sont très difficiles à détecter, et encore plus à étudier avec précision. Il en existe trois types, ou « saveurs » : électronique, muonique et tauique. Le comportement qui pourrait différer entre neutrinos et antineutrinos est celui de l’oscillation, la capacité de ces particules à changer de saveur lors de leur propagation3. L’expérience T2K utilise alternativement des faisceaux de neutrinos et d’antineutrinos de saveur muonique, produits par un accélérateur de particules au centre de recherches J-PARC, sur la côte est du Japon. Près de la côte ouest, une petite fraction des faisceaux de neutrinos (ou d’antineutrinos) envoyés par J-PARC est détectée grâce à la trace lumineuse qu’ils laissent dans les 50 000 tonnes d’eau du détecteur Super-Kamiokande, implanté à 1 000 mètres de profondeur dans une ancienne mine. Au cours de leur parcours de 295 km à travers les roches (une fraction de seconde à la vitesse de la lumière), certains des neutrinos (ou antineutrinos) muoniques ont oscillé et pris une autre saveur, dite électronique.

En comptant le nombre de particules qui ont atteint Super-Kamiokande avec une saveur différente de celle avec laquelle elles avaient été produites à J-PARC, la collaboration T2K a montré que les neutrinos semblent osciller plus souvent que les antineutrinos. Les données pointent même vers une asymétrie quasi maximale (voir schéma ci-dessous) entre le comportement des neutrinos et celui des antineutrinos.

Ces résultats, fruits de dix ans de données accumulées dans Super-Kamiokande avec un total de 90 neutrinos et 15 antineutrinos électroniques détectés, n’ont pas encore la statistique suffisante pour les qualifier de découverte ; ils constituent néanmoins une indication forte et une étape importante. L'expérience T2K va se poursuivre avec une meilleure sensibilité. Une nouvelle génération d'expériences devrait multiplier la production de données dans les prochaines années : les détecteurs Hyper-K, le successeur de Super-Kamiokande au Japon, dont la construction vient d’être actée et Dune, en cours de construction aux États-Unis, devraient être opérationnels vers 2027-2028. Si leurs nouvelles données confirment les résultats préliminaires de T2K, les neutrinos pourraient bien apporter d’ici dix ans une réponse au problème de la disparition de l'antimatière dans notre Univers.

L’expérience T2K a été construite et est exploitée par une collaboration de près de 500 scientifiques de 68 laboratoires dans 12 pays. Les laboratoires français ont été des acteurs majeurs de la construction et de la mise en œuvre des détecteurs proches (qui permettent de caractériser le faisceau avant que les neutrinos n’aient eu le temps de changer de saveur) ainsi que de l’expérience ancillaire menée au CERN pour une meilleure compréhension du faisceau. Ils sont très impliqués dans l’analyse globale des données et sont maintenant engagés dans le vaste programme d’amélioration des détecteurs proches.
 
Notes
  1. La violation de la symétrie CP désigne le fait de ne pas obtenir les mêmes résultats lorsqu'on échange particules et antiparticules et que l'on considère l'expérience obtenue par réflexion dans un miroir.
  2. T2K pour Tokai-to-Kamioka, Tokai et Kamioka étant les deux villes japonaises qui abritent chacune une partie de l’expérience.
  3. C’est d’ailleurs Super-Kamiokande qui a permis cette observation pour la première fois, en 2013.
 

Le détecteur de Super-Kamiokande est une cuve de 40 mètres de haut et de 40 mètres de diamètre, remplie de 50 000 tonnes d’eau ultra-pure, et tapissée de 13 000 détecteurs.
Pour son successeur Hyper-K, la cuve sera plus grande (Notre-Dame de Paris pourrait y tenir) et dotée de détecteurs plus sensibles. Les faisceaux de neutrinos monteront aussi en puissance.
© Kamioka Observatory, ICRR, The University of Tokyo


Détection d’un neutrino électronique (à gauche) et d’un anti-neutrino électronique (à droite) dans Super-Kamiokande. Quand un neutrino ou un antineutrino électronique interagit avec l’eau, un électron ou un positron est produit. Ils émettent un faible anneau de lumière (dite Tcherenkov) qui est détecté par près de 13 000 photo-détecteurs. La couleur sur les figures rend compte de la détection des photons au cours du temps.
© T2K Collaboration


Le paramètre δCP peut être considéré comme un angle qui traduit le degré d’asymétrie entre matière et antimatière.
S’il vaut 0 ou 180°, il n’y a aucune asymétrie. L’asymétrie est maximale si ce paramètre vaut -90 ou +90°. Les résultats présentés ici donnent la meilleure estimation à ce jour de ce paramètre. Ils excluent pour la première fois près de la moitié des valeurs possibles à 99.7% (3σ) de degré de confiance (zone grisée). Les valeurs 0º et 180º sont exclues à 95% de niveau de confiance, ce qui pourrait indiquer que la symétrie CP est violée dans les oscillations de neutrinos. La flèche indique la valeur qui est le plus compatible avec les données : elle est proche de 90°, donc d’une asymétrie maximale.
© T2K Collaboration

 
 

À propos de l’École polytechnique

Largement internationalisée (41% de ses étudiants, 40% de son corps d’enseignants), l’École polytechnique associe recherche, enseignement et innovation au meilleur niveau scientifique et technologique. Sa formation promeut une culture d’excellence à forte dominante en sciences, ouverte sur une grande tradition humaniste. À travers son offre de formation – bachelor, cycle ingénieur polytechnicien, master, programmes gradués, programme doctoral, doctorat, formation continue – l’École polytechnique forme des décideurs à forte culture scientifique pluridisciplinaire en les exposant à la fois au monde de la recherche et à celui de l’entreprise. Avec ses 23 laboratoires, dont 22 sont unités mixtes de recherche avec le CNRS, le centre de recherche de l’X travaille aux frontières de la connaissance sur les grands enjeux interdisciplinaires scientifiques, technologiques et sociétaux. L’École polytechnique est membre fondateur de l’Institut Polytechnique de Paris.

À lire aussi

Retour